Certaines voix marquent une vie de radioloveuse. Kriss est de celles-là. Animatrice, productrice, intervieweuse à l’oreille exigeante, elle a incarné un art de la radio qui dépasse la simple conversation : une véritable écriture par le son. Son livre Sagesse d’une femme de radio en est le témoignage précieux.
L'art de la rencontre... et bien plus
Kriss avait le goût des voix qu’on n’entend pas souvent à la radio : timides, brutes, parfois hésitantes. Elle allait les chercher ailleurs, en dehors du cadre feutré du studio, dans la rue, sur un marché, dans un atelier. Son approche, à la fois tendre et incisive, rappelait combien la radio est avant tout une affaire d’humanité et de présence.
Dans son livre, elle partage une philosophie qui vaut autant pour la radio que pour le podcast : préparer, mais rester ouverte à l’imprévu ; accueillir sans brusquer ; capter non seulement les mots, mais aussi les silences, les rires, les respirations. Ce qui fait la force d’une rencontre ne tient pas qu’à ce qui est dit : c’est une affaire d’atmosphère, de posture, de regard… et d’oreille.
Le montage en radio : tricherie ou art de raconter ?
Kriss savait que l’entretien ne se jouait pas seulement au moment de la prise de son. Le montage faisait partie intégrante de la création. Est-ce tricher que de couper, déplacer, resserrer ? Pour elle, c’était au contraire une façon d’honorer la parole de l’autre, surtout quand cette parole venait de celles et ceux qui ne sont pas “rodés” à l’exercice médiatique.
Elle rappelait que les “bons clients”, ces invités habitués aux micros, à la parole facile et au charme immédiat, ne sont pas forcément les plus passionnants. Le montage permettait de mettre en valeur des voix plus rares, des propos bruts mais singuliers, en leur donnant la forme qui les rendait audibles et touchants.
À l’époque du Nagra, on enregistrait quinze minutes avant de changer de bande. Il fallait donc penser au rythme, anticiper les coupures, relancer la conversation sans la briser.
Le montage sonore se faisait alors à la main, avec des bandes, des ciseaux et des collants. Un geste minutieux, souvent partagé avec les réalisateurs et réalisatrices, dont l’oreille aiguisée venait challenger les choix. Aujourd’hui, tout est numérique, mais l’enjeu reste le même : trouver le bon équilibre, en gardant l’auditeur en ligne de mire.
Puis venait l’étape où l’on coupait, réordonnait, nettoyait… parfois sans trop y croire. Et puis, tout à coup, quelque chose apparaissait : une cohérence, une émotion, un portrait. C’était là que se jouait, pour elle, l’écriture par le son.
Une animatrice aux multiples facettes
Kriss, de son vrai nom Corinne Gorse (1948 – 2009), n’était pas seulement la voix espiègle et chaleureuse des Portraits sensibles et des émissions de France Inter. Elle avait la vivacité et le rythme d’une animatrice, la curiosité d’une reporter, et l’oreille exigeante d’une réalisatrice qui savait que le fond et la forme sont indissociables.
Cette combinaison de talents, elle la mettait au service de portraits qui prenaient le temps. Elle allait chercher ce que chacun avait de singulier à dire. Avec, toujours, cette exigence de sincérité et cette ironie douce qui donnait envie de rester à l’écoute.
Aujourd’hui, Kriss n’est plus là, mais son esprit continue de résonner à travers ses mots et sa voix. La sagesse d’une femme de radio, c’est un petit bonbon, à lire et à savourer, que l’on soit passionné de radio, de podcast ou simplement curieux de ce qui fait vibrer une voix à travers les ondes.
Un héritage pour le podcast
Je n’ai jamais rencontré Kriss. Mais je l’ai souvent écoutée, et c’est peut-être des années après sa disparition, en 2009, que j’ai compris ce qui me touchait tant dans sa pratique : cette façon de travailler la matière sonore pour en faire un portrait sensible, d’aller au-delà de la conversation brute pour valoriser des voix d’anonymes.
À l’époque où je tenais un blog anonyme (2004-2006), je publiais des extraits d’émissions de radio que je commentais. J’avais écrit un billet sur Un dimanche par hasard et sur Kriss Crumble. De là, nous avions échangé quelques mails. je travaillais à Radio France, animatrice pour Le Mouv’ et basée à Toulouse, loin de la Maison Ronde. Je n’ai jamais eu l’occasion de la rencontrer.
C’est à cette même période qu’elle écrivait Sagesse d’une femme de radio, un livre que je ne découvrirai que bien plus tard. À sa lecture, j’ai reconnu des intuitions que je mettrais en pratique, des années après, en développant mes propres productions avec Elson. Une approche héritée de la radio, incarnée et transmise par Kriss à travers ce livre, et que je poursuis aujourd’hui dans mes podcasts Le reste de son âge ou Nos chaînons invisibles.
À l’heure des podcasts de « casting », où la conversation brute et les invités experts ou connus dominent souvent, Kriss rappelle que l’art de l’entretien, c’est aussi l’art de construire un récit avec les voix les plus anonymes qui soient, et de leur donner toute leur place.
La sagesse d’une femme de radio, par Kriss – publié aux éditions de L’Œil Neuf,
Kriss, en voix et en archives radio
Si vous voulez entendre Kriss parler de son métier, retrouvez un court entretien de 5 minutes sur Arte Radio, où elle évoque librement son parcours et son approche de la radio, un écho direct à son livre Sagesse d’une femme de radio et à ce qui traverse cet article.
Et pour plonger dans son univers, France Inter a remis en ligne 36 épisodes de son émission culte Portraits sensibles. Autant de rencontres captées et sculptées par son oreille curieuse.