Comment le son façonne-t-il notre manière de penser ? François Noudelman explore cette question dans Penser avec les oreilles, un essai qui interroge le lien entre l’écoute, l’oralité et la construction des idées.
C’est un livre que j’ai adoré et beaucoup offert. Il y a quelques années, j’avais eu la chance d’interviewer son auteur pour un projet de podcast qui n’a finalement jamais vu le jour. L’enregistrement est resté longtemps dans mes archives, comme un témoignage précieux de cette conversation passionnante. Aujourd’hui, je suis heureuse de le partager avec vous.
Dans cet échange – dont vous pouvez écouter l’intégralité en audio ci-dessous – nous parlons d’oralité, d’écriture et de la manière dont nos idées prennent forme à travers les sons et les mots. Une réflexion qui ne se contente pas de voir et comprendre, mais qui s’entend, se ressent, se rythme.
Écouter avant de comprendre
Notre rapport au langage est souvent immédiat : dès qu’un mot est prononcé, nous cherchons à en saisir le sens. Mais cette précipitation nous empêche parfois d’entendre ce qui se joue réellement. Et si nous acceptions d’écouter avant de comprendre ?
En français, le mot « entendre » est d’ailleurs double : il signifie aussi bien percevoir un son que comprendre une idée. Une ambiguïté révélatrice d’un rapport particulier au langage, où l’écoute et l’interprétation sont enchevêtrées. Mais écouter, c’est bien plus que capter du sens. C’est être attentif aux inflexions, aux silences, aux hésitations, aux respirations.
L’auralité : du son dans l’écriture
C’est ici qu’intervient un concept clé exploré dans son livre : l’oralité avec un A-U, ou « auralité », issue des sound studies. Cette idée suggère qu’un texte écrit ne se réduit pas à du sens, mais porte une dimension sonore. Il a un rythme, une musicalité, une texture auditive, même lorsqu’il est silencieux sur la page.
La philosophie elle-même a commencé dans l’oralité : Socrate ne laissait pas d’écrits, il échangeait, débattait, questionnait dans l’espace public. Son discours s’inscrivait dans un environnement sonore, avec les bruits d’agora, les cigales en arrière-plan. La pensée, à son origine, est orale, collective, rythmée.
Et aujourd’hui encore, l’écriture ne s’est pas débarrassée de cette dimension. Lire un texte, c’est aussi entendre quelque chose. Certains écrivains et philosophes, comme Antonin Artaud ou Roland Barthes, ont exploré cette relation entre voix et texte, montrant que la pensée est toujours habitée par du son.
Lire avec les oreilles : une autre façon d’accéder à la pensée
Comment faire émerger cette écoute dans un monde où la signification prime sur tout ?
Noudelman évoque la notion de troisième oreille, qu’il emprunte à Nietzsche et Freud. Cette écoute « flottante » capte ce qui ne se dit pas directement : un souffle, un bégaiement, une pause inattendue. Comme en psychanalyse, où un analyste perçoit autant les hésitations d’un patient que ses mots, il s’agit de dépasser le sens explicite pour entendre autre chose.
Cette écoute sensible s’applique aussi à la lecture. Il ne s’agit plus de survoler un texte pour en extraire son contenu, mais de l’entendre : les syncopes, les ruptures, les contretemps font partie du message.
La pensée a-t-elle un paysage sonore ?
Un philosophe écrit-il dans le silence absolu ?
Au fil de l’échange, François Noudelman évoque les penseurs et écrivains qui, consciemment ou non, ont inscrit leur pensée dans un environnement sonore. Schopenhauer s’irritait du moindre bruit. Sartre écrivait dans le tumulte des cafés. Rousseau trouvait son rythme dans le glouglou d’un ruisseau.
Le son n’est pas toujours un parasite : il façonne la pensée. Et même dans le silence, des bruits imaginaires persistent. Nos pensées sont traversées par des voix intérieures, des échos de conversations passées. Une idée ne surgit jamais seule : elle est toujours en dialogue avec d’autres sons, conscients ou inconscients.
De la radio aux podcasts : une oralité qui se réinvente
Aujourd’hui, la pensée ne se diffuse plus uniquement par l’écrit. Grâce aux podcasts et aux archives sonores, on peut entendre les séminaires de Deleuze, les conférences de Derrida, la voix d’Anna Arendt. Ce n’est plus seulement une médiation du texte, mais une forme d’expression en soi.
La communication quotidienne a elle aussi évolué : on ne laisse plus de messages vocaux, on s’envoie des audios. Les jeunes générations utilisent WhatsApp comme un flux vocal continu, où la voix n’a plus de début ni de fin marquée, une oralité plus proche d’une conversation permanente que du message figé.
Qui sont les orateurs d’aujourd’hui ?
En toute fin d’entretien, une question lui est posée : qui sont, selon lui, les nouveaux orateurs d’aujourd’hui ?
Sa réponse surprend : il dit ne pas aimer les orateurs. Non pas parce qu’il se désintéresse des voix qui portent une pensée, mais parce qu’il se méfie des figures du maître penseur, de l’expert omniprésent ou du commentateur qui assène un discours. Ce qui l’intéresse, ce sont les voix faibles, les balbutiements, les hésitations.
Plutôt que les grandes déclarations, il préfère ce qui se dit en creux, les murmures, ces bruissements qui existent en dehors des discours dominants. Dans un monde saturé de paroles, il faut aussi savoir prêter attention aux silences et aux détours.
Une approche sensible du son, de la pensée, de l’écoute. Une philosophie qui ne se contente pas de voir et de comprendre, mais qui prend le temps d’entendre.